Médecin psychothérapeute, journaliste médicale et écrivaine, Siham Benchekroun lutte depuis plusieurs années pour le droit des femmes. Alors que la question de l’héritage inégal est au coeur de l’actualité, elle nous éclaire sur ce point.
Siham Benchekroun, à armes égales
Médecin psychothérapeute, journaliste médicale et écrivaine, Siham Benchekroun lutte depuis plusieurs années pour le droit des femmes. Alors que la question de l’héritage inégal est au cœur de l’actualité, elle nous éclaire sur ce point.
C’est à l’aide de sa plume mais également de ses actions que Siham Benchekroun tente de faire évoluer la condition des femmes au Maroc ainsi que les mentalités en s’intéressant particulièrement à la place de la femme dans la religion. Dernier ouvrage en date?
« L’Héritage des Femmes », un recueil qui a pour ambition d’ouvrir le débat sur l’égalité dans l’héritage au Maroc. Dans la même lignée, Siham Benchekroun est à l’origine de l’Appel pour l’abrogation de la règle successorale du ta’sib. Un combat de longue haleine.
Siham Benchekroun, on vous connaît en tant qu’écrivaine engagée, romancière et nouvelliste. Le livre que vous venez de publier, « L’Héritage des Femmes », est cependant d’un genre très différent. Quel est le parcours qui vous a menée à ce travail?
Le livre “L’Héritage des Femmes”, en effet, n’est pas un livre de littérature mais un essai sur une problématique complexe entre le social, le juridique et le religieux. Pour ma part, je suis engagée depuis longtemps pour les droits des femmes, mais c’est en tant que médecin et militante associative que j’ai été confrontée à ce que j’appelle « l’inégalité par nature » des femmes par rapport aux hommes.
Je m’explique : j’ai accompagné de très nombreuses femmes en souffrance, que ce soit au cabinet ou en milieu associatif, et la majorité de ces femmes, à un moment ou un autre, se résignent à l’idée que c’est leur destinée, en tant que femmes, dans notre société, de « subir ». Pourquoi ? « C’est comme ça, je ne suis qu’une femme ». En fait, cette idée d’infériorité des femmes est ancrée sur un socle solide, à la fois traditionnel et religieux, et on finit par la justifier par : « C’est notre religion qui le veut ». Et le meilleur exemple d’inégalité présentée comme d’ordre religieux, « sacrée » en quelque sorte, c’est celle dans l’héritage.
C’est exactement pourquoi je me suis consacrée à ce sujet. Pour comprendre les fondements de ce dogme, j’ai quitté provisoirement ma blouse de médecin et me suis « mêlée de théologie ». Il m’a fallu approfondir ce sujet, étudier les textes religieux et les productions d’exégètes, connaître l’histoire de nos pratiques en tant que musulmans, avant d’entreprendre de diriger un livre académique. J’ai été surprise de découvrir que des solutions étaient possibles au sein même du corps coranique.
« L’Héritage des Femmes » est un énorme travail collectif qui a nécessité deux années de concertations et d’étude et auquel ont participé 23 auteurs, tous experts reconnus dans leur discipline et auteurs de nombreuses publications. Ils ont analysé la question de l’héritage des femmes, à partir de leur spécialité : théologique, politique, juridique, socio-anthropologique, psychologique, pédagogique….
L’ouvrage est paru en trois versions : francophone, arabophone (Mirath N-nissae) et anglophone (Women’s inheritance). On peut dire que c’est une sorte d’ijtihâd pluridisciplinaire à propos de l’héritage.
Vous êtes également à l’origine de l’Appel pour l’abrogation de la règle successorale du ta’sib, signé par une centaine d’intellectuels et qui a recueilli des milliers de signatures à la pétition mise en ligne. En quelques mots, qu’est-ce que le ta’sib?
Le ta’sib est une règle de transmission de l’héritage qui figure dans notre code successoral et qui concerne les familles qui n’ont que des filles. Cela n’a rien à voir avec les situations où il y a des garçons et des filles, car dans ce cas, on le sait, les frères héritent du double.
Cela ne concerne pas non plus les cas où il n’y a que des garçons : la loi autorise les fils à hériter sans partage. Mais s’il n’y a que des filles, alors la règle du ta’sib entre en jeu et les héritières devront obligatoirement partager leur héritage avec des proches de leur parent défunt. Une part revient alors à ces filles (ou à la fille unique) et une autre part est prise par leurs oncles, ou, en leur absence, par leurs cousins, même s’ils sont très lointains. Il y a certaines situations où ce sont les tantes des orphelines qui partagent l’héritage.
Pourquoi il est nécessaire d’abroger cette règle aujourd’hui?
A l’évidence, dans le contexte de la famille marocaine d’aujourd’hui, le ta’sib est devenu profondément injuste à l’égard des filles et des veuves. Qu’il s’agisse d’oncles, de tantes, ou de cousins qui viennent partager l’héritage, ce sont des “étrangers” à cette petite famille à qui l’on donne le droit d’usurper des biens qui ne leur appartiennent pas et auxquels ils n’ont pas contribué. Sans leur imposer par ailleurs aucune responsabilité en contrepartie.
J’ai recueilli des témoignages vraiment douloureux des violences subies à cause du ta’sib. Imaginez les situations insupportables que ça peut engendrer : vous venez de perdre votre père, c’est une terrible perte pour vous, pour vos sœurs, pour votre mère… Mais le jour même de l’enterrement, vous devez subir aussi l’intrusion dans votre intimité de quelqu’un qui ne vivait pas avec vous, qui ne fait pas partie de votre foyer, et qui vous impose de lister tous les biens de l’appartement, les objets, les souvenirs, pour qu’il puisse prélever sa part !
Je me souviens de ce beau-frère qui a carrément exigé de la veuve qu’elle lui donne les clefs de la chambre à coucher. Il craignait que la malheureuse cache des choses de valeur. Il y a aussi cette tante riche et arrogante avec laquelle les nièces n’avaient aucun contact mais qui, à la mort du père, est venue fouiner dans les armoires …
Notez que si la demeure appartenait au père, alors les oncles voudront la vendre pour récupérer l’héritage qui leur revient. C’est ça le ta’sib. Et les plus grandes victimes, ce sont les femmes qui n’ont pas de soutien, les filles qui n’ont pas d’autre toit que celui laissé par le défunt. Il y a tellement de drames personnels qui surviennent ! Je pense par exemple au cas de cette veuve qui avait deux filles et qui vivait avec son mari dans un bidonville. Comme elle a refusé de quitter sa misérable bicoque comme l’exigeait son beau-frère et que celui-ci n’avait pas les moyens de l’expulser par les tribunaux (comme le font d’autres), alors il est venu s’installer de force avec cette veuve et sa fille. Il a dit : « pourquoi j’irai payer un loyer alors que c’est la part qui me revient par mon frère ? ».
Et y a-t-il un seul verset coranique qui imposerait cette règle?
Absolument pas. C’est une coutume ancestrale provenant d’une ancienne organisation tribale où il y avait des sortes de “protecteurs” du clan, souvent membres de la famille élargie, et qui, du fait même de leur protection (notamment armée), recevaient compensation. Et pourtant, la plupart des marocains pense que c’est une obligation divine. Nous avons d’ailleurs été élevés avec l’idée que les règles d’héritage sont toutes directement puisées dans le Coran.
Beaucoup disent que l’égalité dans l’héritage entre les sexes est contraire à la religion ? Justement, que dit réellement le Coran à ce sujet?
Vous répondre nécessiterait de nombreux développements, et cet espace n’est pas le lieu pour présenter une argumentation scientifique appropriée. Précisons brièvement qu’il y a plusieurs versets à propos des successions et qu’ils doivent être étudiés globalement pour nous permettre d’en dégager les finalités. Ainsi, le verset 11 de la sourate 4 (An-nissae) qui concerne la répartition inégale entre les frères et les sœurs est systématiquement cité pour couper court à toute discussion alors qu’il n’est pas le seul. D’autres versets, tous aussi “clairs”, l’éclairent différemment. Pourtant ils n’ont pas reçu le même traitement par le fiqh traditionnel.
Il existe par exemple un autre verset qui ordonne au musulman d’effectuer un testament en faveur de ses plus proches (verset 180 de la sourate 2, Al Baqara), mais dont on ne parle pas.
Comment donc trouver un terrain d’entente s’il y a des interprétations différentes?
Reconnaître qu’il y a des “interprétations” du Coran est déjà en soi un pas énorme. Or il y a une grande méconnaissance à ce sujet. Par ailleurs, les commandements dans les versets coraniques, même très “clairs”, ne sont pas tous appliqués. Je cite comme exemple la flagellation prescrite en cas de “fornication”, ou l’amputation de la main d’un voleur. On ne flagelle plus et on ne mutile plus parce que ça ne correspond plus à notre conception de la justice : personne pourtant ne crie, sur ces sujets, qu’il faut obéir au Coran… ? En ce qui concerne les successions, il y a de nombreuses croyances qui sont des contre-vérités. On pense par exemple que notre Code successoral est “extrait tel quel” du Coran. Ce n’est pas le cas. Et c’est logique : le Coran, n’ayant pas précisé les répartitions pour tous les héritiers possibles, les fuqahas ont été obligés de prendre des décisions pour les cas non mentionnés tels que les grands-pères, grands-mères, oncles, petits-fils/filles…
On croit aussi que les règles coraniques d’héritage ont toutes été respectées à la lettre mais c’est une erreur. Il y a bien sûr eu des réformes et cela a été fait par les Compagnons du Prophète eux-mêmes, il y a quatorze siècles ! Les exemples sont référencés. Citons par exemple le cas du “tiers restant pour la mère” qui a donné lieu à la décision du calife Omar Ibn El Khattab, dénommée Omariyya’.
En réalité, l’une des prescriptions coraniques essentielles est de respecter la justice. Or quelle justice y a-t-il pour toutes ces jeunes femmes qui ont sacrifié leur vie en tant que “bonnes” pour prendre en charge leur famille et des frères chômeurs et qui, au moment de l’héritage, seront volées par ces mêmes frères ? Qui prend en compte la galère de femmes seules, célibataires ou divorcées, veuves, ou mariées à des hommes indigents ou alcooliques ou malades ? Qui reconnaitra leur contribution ? Est-ce cela les valeurs de l’islam : abandonner les filles et les femmes à leur sort et veiller à ce que les hommes soient toujours mieux servis, non pas en raison de leurs mérites mais simplement de leur anatomie ? Alors non, revendiquer la réforme du code successoral, ce n’est pas une démarche anti-musulmane. Par contre c’est le déni des violences subies par les marocaines qui est inadmissible. Islam et injustice devraient être incompatibles pour un musulman.
Pensez-vous que les mentalités pourront évoluer et que l’égalité dans l’héritage sera possible un jour au Maroc?
Il n’y a pas d’égalité au Maroc entre les femmes et les hommes, et pas seulement au niveau de l’héritage. Nous ne sommes pas égaux au niveau économique, au niveau politique, au niveau social. Nous n’avons pas les mêmes chances ni les mêmes droits. Il y a tant à faire et le changement des mentalités et des lois prendra donc du temps. Mais rien, rien ne sera possible sans améliorer l’éducation de la population. On pourra écrire des centaines de livres, signer des milliers de pétitions : si la majorité ne lit pas, ne s’instruit pas, on reproduira les mêmes préjugés d’une génération à l’autre.
Or c’est simple : lorsque les femmes et les hommes d’une société sont éduqués, cultivés, ils construisent invariablement plus de justice, plus d’égalité et plus de paix sociale.