Depuis le temps qu’on ne lit que des histoires machistes plus ou moins assumées, « L’homme normal », dernière parution de l’écrivain Youssef Abouali, tombe à pic telle une pluie bénie après une longue et pénible saison sèche. Ce roman a fait l’objet de nombreuses critiques littéraires, ci-dessous celle écrite par Touria Jnaini, docteur en littérature française et formatrice au CRMEF de Casablanca.
« L’homme normal » est un roman résolument féminin, pour ne pas dire féministe puisque l’auteur n’aime pas ce terme qu’on associe à un faux combat qui oppose deux êtres que tout appelle à l’union et l’harmonie. Rien que du point de vue du volume, le texte montre l’exemple et accorde la moitié à une voix féminine dotée d’une qualité supérieure, à savoir l’omniscience. En outre, les personnages féminins ne sont pas construits à l’image de ce à quoi nous a habitué la littérature maghrébine d’expression française, des créatures dociles, dépassées, dominées ou dévergondées, sans scrupule, plus malines que le diable.
Dans le roman, deux personnages féminins attirent particulièrement l’attention, la mère du héros et son amante. La première incarne l’épouse fidèle qui milite pour la réussite de son couple. C’est une excellente femme de foyer. Elle tient sa maison d’une main de fer et y applique un régime quasiment militaire. Tout y est ordonné et propre. On dirait une horloge suisse. La seconde est une jeune femme extrêmement douée dans ses études, assoiffée d’amour et de liberté, mais portant les germes fatals des extrêmes. Et c’est pour toutes ces raisons qu’elle est érigée, ou plutôt son âme, au rang de narratrice de la troisième partie du roman.
Deux modèles que vient compléter une myriade de femmes jurant à chaque fois avec les clichés habituels. Une libanaise profiteuse, une finlandaise libidineuse et sauvage et l’ex du héros, une femme sans caractère précis, une de ces femmes qui ne laissent aucune trace dans le cœur d’un homme malgré des années de vie commune.
Les deux femmes charismatiques de l’histoire sont diamétralement opposées. La mère du héros est l’incarnation du conservatisme mais elle a une forte personnalité. On la voit dans la première partie sous les auspices d’une acrobate qui manie avec brio le langage et les techniques de manipulation psychologique. Une femme qui n’a pas fait d’études et qui cependant laisse voir de grandes capacités d’imagination et de raisonnement. Elle semble dotée de ce qu’on pourrait appeler « l’intelligence du cœur ».
À l’autre extrême, Malak, littéralement ange, (l’onomastique n’est pas sans montrer la volonté auctorial de la hisser au rang d’être parfait) est jeune, moderne, émancipée, passionnée, philosophe d’une certaine manière. Elle est la personnification de la fougue et du désir incommensurable de toute une génération de femmes qui en ont marre du regard social hautain et dévalorisant. Ainsi, et peut-être par rébellion, elle expérimente à fond son corps dans des aventures qui n’ont d’intime que l’échange des fluides. Elle se plait à exercer sadiquement son pouvoir de séduction, jusqu’au jour où elle découvre l’amour.
L’histoire d’amour qu’elle vit avec le héros est une apothéose du début jusqu’à la fin tragique. Elle perd cet amour, si beau, si raffinée, si précieux. Elle perd devant son « géniteur », qui rappelle étrangement l’ombre du père tyran dans Le passé simple Driss Chraibi. (Le rapprochement n’est pas anodin et semble signifier que la situation de la femme n’a pas progressé d’un iota depuis la publication du chef-d’œuvre de Chraïbi en 1954) Elle perd surtout devant une société qui la condamne à cause de son attachement inconditionnel à son libre arbitre. Malak est la preuve que toute lutte individuelle contre une société sclérosée est vouée au suicide, fin mot du roman.
Ecrit par : Touria Jnaini