L’économiste, première femme Docteur en sciences économiques au Maroc et ex-conseillère de trois premiers ministres, Nezha Lahrichi, a accordé une interview sur le redémarrage de l’économie marocaine après cette période de crise du nouveau coronavirus.
1- Le post-coronavirus fait l’objet de grands débats et de réflexions au Maroc et partout dans le Monde. D’après vous comment peut-on redémarrer l’économie ?
Il faut partir de deux constats: le premier est qu’avant le cataclysme sanitaire, la situation économique mondiale était fragile (guerre commerciale, recul du commerce international et surtout endettement élevé des pays avancés et des grands pays émergents, etc). La liquidité produite par les banques centrales depuis la crise financière de 2008 a eu deux effets à savoir l’augmentation de la dette permise par des taux d’intérêts bas et même, plus récemment, négatifs et la valorisation excessive des bourses en particulier aux Etats-Unis.
Le second constat est que la crise que nous vivons après un arrêt brutal inédit des économies de la quasi-totalité des pays et une paralysie totale de plusieurs secteurs locomotives se traduit par l’adoption des mêmes outils de relance: Face à l’effondrement de l’offre et de la demande en même temps.
Il n’y a pas d’autre alternative que le recours massif au Budget couplé à une politique monétaire accommodante avec des nuances pour tenir compte de la nature du système productif et du contexte socio-économique de chaque pays.
Au Maroc, le dispositif d’élaboration d’un plan de relance est en marche à travers trois initiatives: 1. La demande faite par le Parlement au CESE pour effectuer une étude d’impact et évaluer les conséquences de la crise covid-19 sur les plans économiques et sociaux, 2. La proposition du plan de relance faite par la CGEM et 3. Le dernier dispositif de garantie du financement élaboré par le CVE, en plus des mesures déjà prises dès la mise en place de ce comité et du Fonds spécial pour la gestion de la pandémie (Soutien aux salariés affiliés à la CNSS, aux bénéficiaires du RAMED, système de report des échéances bancaires, fiscales et liées aux charges sociales, etc).
L’établissement d’un plan de relance est une gageure pour une double raison. D’une part, la nécessité d’avoir des études d’impact macro-économique et sectorielles en continu pour pouvoir adapter les mesures de soutien et, d’autre part, la prise en compte de la situation économique de nos principaux partenaires.
La baisse des exportations à fin avril de 61,5% et des importations de 37,6% reflète le degré de notre intégration à l’économie mondiale et les contraintes exogènes qui en découlent. Les tendances observées sont pleines d’incertitudes liées, notamment, à la rupture brutale du commerce international avec un retour au patriotisme économique qui va modifier la doctrine par rapport aux chaînes de valeurs et porter atteinte aux règles commerciales tarifaires et non tarifaires.
2. Justement, la CGEM a récemment publié sa proposition globale pour le plan de relance. Qu’en pensez-vous ?
La proposition de la CGEM comporte, outre la présentation de la démarche et de l’architecture globale du plan de relance ainsi que le chapitre consacré aux détails des mesures, quatre parties qui permettent de cerner les grandes orientations du Patronat.
• Les « propositions transversales de contingences et de relance ». Il s’agit, à grands traits, de « tout » le dispositif de soutien de l’Etat aux entreprises en matière de fiscalité, des charges sociales, de financement à long terme des grandes entreprises, de la préférence nationale en termes de commande publique en lien avec le renforcement du taux d’intégration des industries.
Il est aussi question de créer un label « produit Marocain » et surtout de formaliser l’informel et de simplifier les relations avec l’Etat.
On peut souligner que l’épreuve du Covid-19 a permis aux pouvoirs publics de démontrer leur capacité à innover et à s’approprier les nouvelles technologies comme en témoignent deux innovations. Le parapheur électronique pour le traitement du courrier au sein des administrations et le bureau d’Ordre digital, un canal électronique pour la réception des courriers des citoyens formulant toutes sortes de demandes y compris les paiements des factures.
L’application utilisée permet la signature électronique dont la loi a été adoptée il y a des années; ce nouvel âge de l’action publique a permis à l’Etat de gagner en légitimité. La demande de la CGEM consiste à rester sur cette trajectoire.
• Les « six grands principes de la doctrine d’intervention ». Au-delà de l’action simultanée sur l’offre et la demande, d’une différentiation selon les secteurs, des interventions en deux étapes (réduction des pertes et support à la reprise) et de la priorité à accorder aux entreprises solvables avant la crise, il y a lieu de relever la proposition de deux ruptures: Saisir l’opportunité de ce plan de relance pour formaliser le secteur informel et promouvoir le « Made in Morocco », une façon d’articuler le court et moyen/long terme.
Mais il s’agit de deux réformes structurelles qui impliquent une gestion de leur transition. Si le rétablissement de la demande se porte en grande partie sur les importations, il bénéficiera aux économies étrangères d’où la nécessité de prévoir des mesures pour que l’accélérateur de la relance joue à l’intérieur de l’économie nationale.
• Le « Pacte de relance entre l’Etat, les entreprises et les partenaires sociaux ». Ce titre ne reflète pas l’ensemble des acteurs invités à participer à ce nouveau contrat social. Il est question des engagements de l’Etat, des entreprises, des partenaires sociaux, la population, la CGEM, les syndicats, le GPBM et d’autres acteurs (BAM, secteur financier, CNSS et OFPTT).
Quant à « la population », il faut rappeler que le citoyen est producteur et consommateur. Il est devenu également « Consom’acteur » puisqu’il est connecté et donc s’exprime, recoupe les informations et formule des opinions. Sa participation au succès d’un plan de relance dépendra de son ressenti par rapport aux mesures de relance.
Un paramètre important est celui des anticipations qui dépendent des effets des premières mesures et qu’il faut ancrer par des caps clairs pour construire un climat de confiance.
• Les « sept mesures phares pour le plan de relance ». Les deux premières, qui concernent la gestion de la masse salariale et l’extension de l’AMO, font intervenir l’Etat et les entreprises. Les deux suivantes sont liées aux politiques publiques: Achats et mesures en faveur du contenu local, maintien des investissements et « accélération des PPP notamment dans l’éducation, la santé et l’eau ». La cinquième mesure concerne les prêts à long terme aux entreprises solvables avant crise, garantis par l’Etat à hauteur de 80-90% et à taux subventionnés. L’enveloppe de garantie serait de 50 milliards de dirhams (MMDH).
L’accent a été mis, dans la sixième mesure, sur les mécanismes de reconstitution des quasi-fonds propres avec une évaluation de l’enveloppe financière nécessaire de 5-10 MMDH pour les fonds propres et autant pour la garantie.
La dernière mesure est relative à une TVA réduite à 10% sur les produits concurrencés par l’informel mais uniquement sur 18 mois ; c’est donc plus une mesure de soutien à la demande qu’une disposition de lutte contre l’informel qui relève du structurel.
3. Ce plan de la CGEM propose 508 mesures détaillées. Quelle est votre analyse ?
Effectivement les mesures détaillées concernent les points que je viens d’évoquer ainsi que les propositions des différentes fédérations sectorielles. A titre d’exemple, « les mesures transverses permettant de réduire les pertes des entreprises pendant la durée de l’urgence sanitaire » concernent la gestion de la masse salariale. On y trouve les grands principes du mécanisme, ses détails, ses spécificités sectorielles, sa taille et aussi ses prérequis ; parmi ces derniers figurent « les modifications à apporter au Code du travail pour donner un soubassement juridique à cette mesure ».
Un tel préalable demande un consensus tripartite et donc du temps et même beaucoup de temps ! À moins d’user du pouvoir réglementaire autonome du chef de gouvernement qui lui permet d’adopter un décret sans passer par le parlement, ce qui est plus difficile qu’il n’y parait.
Un second exemple concerne « les mesures de financement pour la sauvegarde et la relance de l’offre », soit la cinquième mesure phare relative aux crédits à long terme (7 à 10 ans) destinés aux PME et dont le montant est calculé automatiquement en fonction du chiffre d’affaires de 2019 ou de la masse salariale. La garantie serait de 100% ou de 90% si la banque en question veut s’impliquer. Ce mécanisme est à rapprocher de « Damane relance », un des deux nouveaux produits de garantie qui viennent d’être lancés par le CVE. Les pourcentages de garantie varient entre 80% et 90% et les crédits sont accordés pour la relance de l’activité ; l’échéance n’étant pas fixée, il s’agit d’une mesure de soutien qui n’a pas la pérennité souhaitée par la CGEM ; ils sont également conditionnés par le règlement des fournisseurs, à hauteur de 50% du crédit, donnant ainsi un contenu concret à la réduction des délais de paiement des crédits inter-entreprises. Comme la date de déploiement n’a pas été fixée, il est possible d’avoir un arbitrage au niveau de la loi des finances rectificative.
Le troisième exemple concerne la stimulation de la consommation par une baisse de la TVA pour les secteurs fortement concurrencés par l’informel or la demande est une grande inconnue : comment vont se comporter les ménages vis-à-vis de la consommation ? Le niveau de la consommation est altéré par la dégradation des revenus et le confinement a changé les usages; de nouvelles tendances se dégagent et laissent entrevoir de nouveaux modèles de consommation et d’épargne.
Le HCP vient de publier une étude sur l’impact du coronavirus sur la situation économique, sociale et psychologique des ménages. L’anxiété touche 50% des ménages mais surtout parmi les principales raisons d’inquiétude, la contamination par le coronavirus est classée en tête avant la perte d’emploi.
Même après le déconfinement, la peur du virus, de la contamination, de son retour en hiver, du doute sur la découverte d’un vaccin sont autant de facteurs qui resteront des problèmes latents et durables. Il est impératif d’avoir des enquêtes régulièrement et peut-être que l’offre aura à s’adapter à de nouvelles demandes !
4. Un projet de loi de finances rectificative est en cours d’élaboration pour tenir compte des impacts de cette crise sanitaire. Quel est votre commentaire ?
La première observation est que l’élaboration d’une loi de finances rectificative (LFR) est un acte courageux, alors qu’on est en terrain inconnu où la seule certitude est l’incertitude. La Chine, puissance mondiale, avec une culture de planification renonce à fixer un objectif de croissance pour 2020 et déclare reconnaître l’existence de toute une série de facteurs difficiles à prévoir.
Même si les déficits publics sont appelés à se creuser partout dans le monde, il y a des limites objectives ! Comment fixer une enveloppe pour la relance de l’économie en pourcentage du PIB alors que cet agrégat, juge de paix, fait l’objet de prévisions qui ne cessent de changer et sont différentes selon les sources. Elles vont continuer à être révisées parce que le coût économique significatif de la crise va apparaître après les premiers mois du déconfinement et dépend de la durée du soutien à l’activité.
La seconde observation est que l’objectif de la LFR est l’adhésion de toutes les forces vives du pays au plan de relance qui va faire l’objet d’arbitrages difficiles. On constate la volonté d’un travail collectif aussi bien du gouvernement que du parlement qui ont annoncé la consultation des partis politiques, des syndicats et des acteurs économiques.
La responsabilité est collective et impossible à déléguer. Chaque acteur a ses contraintes: L’Etat est sur tous les fronts (faire face à l’urgence sociale et au choc sur la croissance économique, continuer d’investir et de poursuivre les réformes). Tout cela implique des suppléments de dépenses. Le recours à l’endettement est incontournable. Actuellement les taux d’intérêt sont très bas pour de très longues échéances. Il est donc avantageux de s’endetter pour assurer le financement des investissements publics. D’ailleurs le débat sur la dette extérieure devrait s’articuler autour du coût de la dette et non son montant et il ne faut pas analyser cette question avec la grille de lecture préexistante qui remonte au Programme d’ajustement structurel (PAS).
D’une façon générale, la singularité de cette crise impose de sortir de notre modèle mental. Il n’est pas souhaitable de déléguer les prises de décisions aux chiffres. Quant aux chefs d’entreprises, ils sont plongés dans une grande incertitude. Ils doivent constamment reconsidérer la situation en fonction d’un tas de données qui fluctuent, inclure les couts additionnels des mesures de protection, agir par petites étapes et corriger, le tout avec la mobilisation des forces vives de l’entreprise pour qu’elles restent tournées vers la relance.
En définitive l’exercice est difficile, car il s’agit de répondre à une situation inattendue et partout dans le monde il y a la crainte du chômage et le risque de la colère. Le plan de relance est appelé à transgresser les modèles prescriptifs d’avant Covid 19. Ce virus nous a fait peur, mais cette peur n’est-elle pas le meilleur chemin vers le courage ?