Le directeur d’une chaîne de télévision et un producteur incarcérés, le rachat d’un important groupe de presse gelé et des généraux sommés d’observer un devoir de réserve après leur départ à la retraite: les autorités algériennes sont accusées par des journalistes et des ONG de restreindre la liberté d’expression. Ces décisions valent de sévères critiques à l’encontre d’un pays qui s’est doté au printemps d’une nouvelle Constitution garantissant « la liberté de la presse » et assurant que « le délit de presse ne peut être sanctionné par une peine privative de liberté ».
Le directeur de la chaîne privée KBC, le producteur d’une émission satirique diffusée par cette chaîne et une directrice au ministère de la Communication ont été écroués le 24 juin par le juge d’instruction qui enquête sur les conditions de réalisation de deux émissions.
Ils sont notamment accusés de « fausse déclaration » au sujet des autorisations de tournage de ces émissions au ton vif et traitant sur le mode de la dérision des problèmes des Algériens. Vendredi soir, environ 300 artistes et journalistes ont manifesté à Alger pour réclamer la libération des détenus. « Ô pouvoir, je ne suis ni flagorneur ni agitateur, j’aime juste mon pays », chantaient-ils devant le Théâtre National au coeur de la capitale.
« Mettre des personnes en prison sous prétexte d’une irrégularité dans les autorisations de tournage est une mesure disproportionnée qui est plutôt destinée à museler les médias indépendants », a dénoncé Human Rights Watch. Le ministre de la Communication Hamid Grine a assuré que dans cette affaire, ce n’est pas le délit de presse qui est sanctionné. En Algérie, le ton corrosif des chroniqueurs et caricaturistes fait l’admiration des diplomates mais l’accès aux sources d’information est très difficile. « Jamais un journaliste n’ira en prison » pour le délit de presse, avait insisté le ministre en mai au moment où commençait le feuilleton judiciaire d’El-Khabar.
Ce groupe, comprenant notamment la chaîne KBC ainsi que l’un des plus grands quotidiens, était détenu par un collectif de journalistes qui ont cédé la grande majorité de leurs parts à l’industriel Issad Rebrab. Le gouvernement s’est opposé à la transaction pour empêcher une concentration de médias dans les mains du milliardaire, déjà propriétaire du quotidien francophone Liberté.
Restrictions croissantes
La transaction, suspendue par la justice, devrait être totalement annulée d’ici mi-juillet. Pour Amnesty International, les charges retenues contre Mehdi Bénaïssa, Ryad Satouf et Mounia Nedjaï « sont motivées par des raisons politiques ». L’ONG dit craindre que KBC soit punie pour sa ligne éditoriale indépendante et « appelle les autorités algériennes à respecter, protéger et promouvoir la liberté des médias, suite aux restrictions croissantes envers les medias et les journalistes indépendants ces derniers mois ». Reporters sans frontières (RSF) s’est « indignée » de « cette nouvelle atteinte à l’indépendance de KBC » et a demandé la remise en liberté des prévenus.
De son côté, le père de Mehdi Bénaïssa, le célèbre dramaturge Slimane Bénaïssa, a écrit au président Abdelaziz Bouteflika pour exprimer son inquiétude. « Je suis un père inquiet et en colère. Inquiet parce que mon fils est en prison, en colère parce que je ne sais pas exactement pourquoi », écrit-il dans cette lettre publiée dimanche par Le Soir d’Algérie. Dans le monde politique, la députée trotskiste et ancienne candidate à la présidentielle Louisa Hanoune dénonce des « intentions totalitaires du pouvoir », qui promeut, selon elle, des « lois liberticides et contraires à la Constitution ».
Dérive liberticide
L’ancien Premier ministre de Bouteflika passé dans l’opposition, Ali Benflis, a dénoncé « un régime qui ne recule devant aucune outrance » et « persiste à se placer au dessus de la Constitution et des lois ». Cet ancien magistrat et avocat cite notamment « les assauts répétés contre les médias indépendants » et « la privation à vie pour les officiers généraux de leurs droits politiques et civiques » à l’heure où la succession de Bouteflika fait débat.
L’Assemblée nationale dominée par les partisans de Bouteflika a adopté la semaine dernière un projet de loi limitant le droit d’expression des officiers généraux à la retraite. Ils sont quelques uns à commenter régulièrement la vie politique et l’un d’entre eux, le général Hocine Benhadid, est en détention préventive depuis près d’un an, après des critiques sévères contre le pouvoir. Avant le vote, l’ancien ministre de la Défense, le général Khaled Nezzar, qui fut l’homme fort du pays au début des années 90, avait appelé les députés à rejeter le texte, « porteur d’une grave dérive liberticide ».